Vingt-six
Ainsi se poursuivait ce rituel exotique, étrange, pittoresque et sombrement magnifique. Les gens s’engouffrèrent dans d’immenses limousines qui les emmenèrent en silence dans les petites rues étroites, bondées et dénuées d’arbres.
Devant une haute église de brique. Sainte Marie de l’Assomption, les longues voitures pesantes s’arrêtèrent l’une après l’autre. Personne ne semblait faire attention aux bâtiments en ruine de l’école, avec leurs fenêtres brisées et les mauvaises herbes sortant triomphalement du moindre interstice.
Carlotta attendait sur les marches de l’église, grande, raide, sa fine main tachetée agrippée à la crosse de sa canne en bois. A côté d’elle se tenait un homme charmant aux cheveux blancs et aux yeux bleus, pas beaucoup plus âgé que Michael. La vieille femme le congédia d’un geste brusque et fit signe à Rowan de la suivre.
L’homme recula avec le jeune Pierce, après avoir brièvement serré la main de Rowan. Il y eut quelque chose de furtif dans sa façon de chuchoter son nom, « Ryan Mayfair », et de jeter un regard inquiet vers la vieille femme. Rowan comprit qu’il était le père de Pierce.
Tout le monde pénétra dans l’immense nef à la suite du cercueil. Les bruits de pas claquaient sous les arcs gothiques, la lumière frappait les somptueux vitraux et les statues de saints.
Il devait y avoir un millier de personnes. Les enfants poussaient des cris perçants jusqu’à ce que leurs mères les fassent taire. Les paroles du prêtre résonnaient dans le vide.
La vieille dame au dos bien droit, à côté d’elle, ne disait rien. Ses mains fragiles tenaient un livre épais rempli d’images pieuses. Ses lourds cheveux blancs retenus en chignon étaient couronnés d’un feutre noir sans bord. Aaron Lightner était resté à l’arrière, dans l’ombre, près des portes. Rowan aurait aimé l’avoir près d’elle. Béatrice Mayfair pleurait doucement au deuxième rang. Pierce était assis à côté de Rowan, les bras croisés, les yeux rivés sur les statues de l’autel et les angelots au-dessus. Son père, qui semblait plongé dans la même transe, tourna une fois la tête pour fixer ses yeux bleus perçants, sans la moindre gêne, sur Rowan.
Des centaines de personnes allèrent communier. Des vieux, des jeunes, des enfants. Carlotta refusa qu’on l’aide. Elle revint en s’appuyant sur sa canne qui cognait sourdement sur le sol et s’agenouilla, tête baissée. Elle était si menue que son tailleur sombre en gabardine avait l’air vide, comme un vêtement sur un cintre, et que ses jambes ressemblaient à des allumettes plantées dans ses chaussures.
Une odeur d’encens envahit les lieux lorsque le prêtre se mit à tourner autour du cercueil avec son encensoir d’argent. Enfin, la procession retourna vers les voitures garées dans la rue sans arbres. Des dizaines d’enfants noirs, les uns pieds nus, les autres torse nu, étaient rassemblés sur le trottoir craquelé. Des femmes noires, les bras nus croisés, arboraient un visage renfrogné.
Était-ce bien l’Amérique ?
Puis, très lentement, le cortège de voitures précédé par le fourgon mortuaire s’ébranla, des centaines de gens marchant de part et d’autre et des enfants courant devant.
Le cimetière ceint de murs était un véritable village de tombes à toits pointus, certaines ayant leur petit jardin. Des sentiers se croisaient çà et là en passant devant une crypte à l’abandon ou un grand monument élevé à la mémoire de pompiers d’une autre époque ou d’orphelins ou de riches qui avaient eu l’argent nécessaire pour agrémenter la pierre de quelques vers poétiques.
La gigantesque crypte des Mayfair était entourée de fleurs. Une petite clôture de fer forgé encerclait l’édifice. Des urnes de marbre étaient placées aux quatre coins du toit pourvu d’un péristyle. Ses trois travées contenaient chacune douze caveaux de la taille d’un cercueil. On avait retiré la pierre de marbre recouvrant l’un d’eux. Noir et béant, il attendait de recevoir le cercueil de Deirdre.
Poussée gentiment vers le premier rang, Rowan se tenait à côté de la vieille femme. Le soleil se réverbérait sur la petite monture argentée de ses lunettes tandis qu’elle fixait du regard le mot « Mayfair » gravé en lettres géantes dans la partie inférieure du péristyle.
Rowan regardait aussi dans cette direction. D’une voix basse et respectueuse, le jeune Pierce lui expliqua que la crypte n’avait que douze caveaux mais que de nombreux Mayfair étaient enterrés là, comme l’indiquait la pierre tombale. Les vieux cercueils étaient détruits lorsqu’il fallait faire de la place pour de nouveaux occupants et les restes étaient glissés dans un autre endroit situé sous la tombe.
Rowan dit dans un souffle :
— Alors, ils sont tous là ? Pêle-mêle, là-dessous ?
— Non, ils sont au ciel ou en enfer, dit Carlotta Mayfair d’une voix cassante et sans âge.
Elle n’avait même pas tourné la tête.
Pierce recula, comme effrayé par Carlotta, un bref sourire gêné fendant son visage. Ryan scrutait la vieille femme.
Les employés des pompes funèbres avancèrent, le cercueil sur leurs épaules, le visage rougi par l’effort, des gouttes de sueur ruisselant sur leurs fronts. Ils posèrent leur lourd fardeau sur un support muni de roues.
C’était le moment des dernières prières. La chaleur était insupportable. Béatrice tamponnait ses joues rouges avec un mouchoir. Les personnes âgées, à part Carlotta, s’étaient assises comme elles pouvaient, le plus souvent sur les murets des tombes avoisinantes.
Rowan laissa son regard dériver sur le sommet de la tombe, le péristyle ornementé et, au-dessus du nom « Mayfair », en bas-relief, une longue porte ouverte. Ou était-ce un grand trou de serrure ? Elle n’était pas sûre.
Une légère brise s’éleva, faisant remuer les feuilles des arbres et rafraîchissant un peu l’assemblée. Au loin, près des portails du cimetière, Aaron Lightner était en compagnie de Rita Mae Lonigan qui avait fini de pleurer et avait ce regard perdu des gens qui ont veillé un mourant pendant toute une nuit.
Une dernière chose frappa énormément Rowan. A mesure que l’assistance sortait du cimetière, il devint manifeste qu’un petit groupe de gens se dirigeait vers l’élégant restaurant de l’autre côté de la rue.
M. Lightner lui fit des adieux murmurés, lui promettant que Michael allait venir. Elle avait envie de lui poser des questions mais le regard sévère et froid de Carlotta l’en empêcha. De toute évidence, Lightner l’avait également remarqué et il était impatient de se retirer. Saisie, Rowan lui fit un signe d’adieu. La chaleur la rendait à nouveau nauséeuse. Rita Mae lui murmura un adieu affligé. Des centaines d’inconnus en firent de même en passant rapidement devant elle puis s’arrêtèrent pour embrasser Carlotta. La procession lui paraissait interminable. « Nous nous reverrons, Rowan. » « Restez-vous quelque temps, Rowan ? » « Au revoir, tante Carl. Prenez soin d’elle. » « A bientôt, tante Carl. Venez nous voir à Métairie. » « Tante Carl, je vous téléphone la semaine prochaine. » « Tante Carl, vous vous sentez bien ? »
Enfin, la rue fut vide, à l’exception du flot constant de voitures et des clients chics qui sortaient du restaurant d’en face.
— Je ne veux pas y aller, dit la vieille femme en regardant froidement les stores bleu et blanc.
— Oh, tante Carl, quelques instants seulement, dit Béatrice Mayfair.
— Je veux être seule, répondit la vieille dame. Je vais rentrer seule à pied. (Elle fixa ses yeux sur Rowan. Son visage usé, sans âge, était intelligent.) Reste avec eux tant que tu voudras, dit-elle sur le ton d’un ordre. Puis viens me voir. Je t’attendrai. A la maison de First Street.
— Quand voulez-vous que je vienne ? demanda prudemment Rowan.
Un sourire froid et ironique effleura les lèvres de la vieille femme.
— Tu viens quand tu en as envie. Ce sera bien assez tôt. J’ai des choses à te dire. Je serai là.
Une fois les portes vitrées du restaurant refermées derrière eux, Rowan jeta un regard en arrière sur le mur blanc du cimetière et les petits toits pointus en émergeant.
Les morts sont si proches qu’ils peuvent nous entendre, songea-t-elle.
— Vous savez, dit Ryan, à La Nouvelle-Orléans on ne les oublie jamais.